Serge Huguenin

Temps de lecture : 13-15 min.

Serge est un illustrateur à l’univers tout en contraste, alternant entre images en nuances de gris et dessins saturés de couleurs lumineuses. Ses techniques de prédilection sont la gouache et le crayon, mais il pratique également le modelage et l’encre. Pour décrire son travail, il aime parler de « petites collections » qu’il trace avec minutie, comme des inventaires de créatures et d’objets fantastiques qui évoquent le chaos et la fantaisie d’une chambre d’enfant.

Pour me présenter son parcours, Serge cite en souriant la phrase que prononcent souvent les illustrateur.ice.s : tous les enfants dessinent, mais certain.es arrêtent et d’autres non. Evidemment, Serge fait partie de la deuxième catégorie. Sa passion pour l’art a été nourrie par ses parents, qui ont eux-mêmes un grand intérêt pour la création et lui ont donc transmis ce goût. C’est lorsqu’il était au collège que Serge a pris la décision de se consacrer au dessin, et de faire en sorte d’intégrer un lycée d’arts appliqués pour pouvoir ensuite être accepté plus facilement en école d’art. L’une des choses qui l’a influencé, c’est notamment la rencontre d’un peintre lors d’un salon d’orientation ; loin de présenter une image glamour et qui fait rêver de sa carrière, il correspondait plutôt à l’image un peu cliché de l’artiste « raté » qui ne vit pas de sa production. Il me raconte qu’avec l’ami qui l’accompagnait ce jour-là, ils décident qu’eux aussi ils veulent faire de l’art mais « pas comme ça ». Ce choix a donc conditionné le reste de sa scolarité et de ses études.

Ce qui l’a également poussé à se diriger vers des études artistiques, c’est le lien qui s’est créé, lorsqu’il était au collège, entre le dessin et le harcèlement scolaire dont il était victime. Les moments où il dessinait étaient les seuls où on le laissait tranquille, voire où on le remarquait de manière positive car il savait dessiner. Il m’explique que cela a créé chez lui un rapport un peu étrange entre dessiner et le fait « d’être quelqu’un ». Encore à l’heure actuelle une grosse partie de son identité est liée au dessin, qui était à la fois une passion et une porte de sortie.

Après le lycée, Serge intègre donc l’école Émile Cohl pour étudier l’illustration. Lui qui avait l’habitude d’être un bon élève se retrouve confronté à une pédagogie assez dure et des cours très académiques qui vont plutôt le bloquer. Mais il y reste tout de même 5 ans et obtient son diplôme en janvier 2021. Il me raconte qu’il n’a pas très bien vécu la fin de ses études, notamment car il a dû réaliser son projet de fin d’étude et chercher un stage en plein pendant le confinement du printemps 2020, dans des conditions peu idéales pour réussir. Cela lui a ajouté une source de stress supplémentaire, alors que passer un diplôme est déjà quelque chose de compliqué en temps normal. Mais malgré ces difficultés, Serge s’est vu proposer, juste après l’obtention de son diplôme, la réalisation de son premier projet publié chez un éditeur : l’album Alphonse & Boléro.

Par Serge Huguenin

Alphonse & Boléro est un album pour enfant paru en février 2022, écrit par Laurent Condominas et illustré par Serge. Lors de sa recherche de stage au printemps 2020, il a également envoyé plusieurs dossiers à des maisons d’édition ; l’une d’elle l’a recontacté par la suite et lui a demandé d’illustrer le texte d’Alphonse & Boléro. Lorsque je lui demande ce qu’il a ressenti quand on lui a proposé ce projet, Serge m’explique qu’il s’est surtout senti « rassuré » de ne pas se retrouver sans rien à sa sortie de l’école, ce qui était l’une de ses inquiétudes. On le sait, les illustrateur.ice.s qui débutent sont généralement assez mal payé.e.s, particulièrement dans le domaine de l’illustration jeunesse ; néanmoins c’était motivant pour lui de travailler sur un projet avec une finalité et une date de sortie assurée, malgré des délais assez serrés. Cela lui a aussi donné l’occasion de faire des dédicaces et des ateliers avec des enfants autour du livre. Pour lui, c’était donc un premier pas dans le monde du livre et de l’édition.

Quand je demande à Serge si, pour lui, il plus facile de travailler sur un projet de commande ou sur un projet personnel, il me répond que les deux n’apportent pas la même chose. L’avantage majeur quand on travaille avec un éditeur, selon Serge, c’est qu’on est sûr.e que le projet va aboutir et être publié. En effet, avec un projet personnel tout est plus incertain : on ne sait pas s’il sera vu un jour, ou si on arrivera vraiment à le terminer. Ce sont ces incertitudes qui ont parfois tendance à le ralentir. Globalement, selon lui ce dont un.e jeune artiste a besoin lors qu’iel commence à chercher du travail, c’est d’être tenace, « et ça c’est pas des choses qu’on apprend à l’école ». Car démarcher de potentiel.le.s client.e.s, des maisons d’édition, ou bien répondre à des appels à projets, c’est recevoir énormément de refus, ce qui est évidemment épuisant moralement. Serge estime que sortir de 5 ans d’études déjà exigeantes et fatigantes ne facilite pas les choses, puisqu’on entame sa vie professionnelle en étant déjà un peu « au bout ». Il a pris conscience, au fur et à mesure de ses expériences mais aussi grâce à certain.e.s de ses profs, que ce ne sont pas forcément les plus talentueux qui réussissent mais « les plus pugnaces ». Et c’est d’autant plus difficile de ne pas se décourager et de continuer à travailler sur des projets dont personne ne veut qu’on ne sait jamais vraiment quand ça va marcher, ni pourquoi ça va marcher : « on ne peut pas expliquer une réussite, on ne peut pas la résumer juste à « oh il a bien travaillé il le mérite » pour en faire une success story ». Pour lui, le contexte joue beaucoup : on peut proposer le même travail pendant longtemps sans qu’il plaise, et puis un jour il peut d’un coup intéresser quelqu’un et faire de nous un.e artiste demandé.e sans que l’on ait changé quoi que ce soit à notre façon de faire. Il note une espèce de paradoxe dans certains retours qu’on lui fait lorsqu’il présente ses travaux, où on lui répond « c’est très bien mais ce n’est pas pour nous » : comment ne pas se demander « si c’est très bien, alors pourquoi personne n’en veut ? ».

L’une des choses qui permet tout de même à Serge de désamorcer un peu cette pression, c’est qu’en plus d’être illustrateur, il donne aussi des cours de dessin, peinture et modelage à des enfants depuis septembre 2021. Ainsi, il a un revenu fixe, peu importe s’il a du travail en illustration ou non, et ne dépend pas uniquement de contrats d’édition potentiellement mal payés ou de ses propres projets. Cela lui permet également d’être plus libre quand il crée, car il n’a pas besoin de toujours se poser la question de ce qui va plaire ou non, ou de ce qui peut être monétisé. Sa semaine se divise donc en plusieurs parties, entre les jours où il donne des cours et ceux où il travaille sur ses illustrations. Pour lui, c’est un bon équilibre de devoir alterner entre ces moments passés chez lui à dessiner, à être entièrement tourné vers lui-même, et ceux passés en dehors de son appartement, à s’occuper d’enfants et à être concentré uniquement sur elleux. Il m’explique que comme sa semaine n’est pas entièrement consacrée à la création, quand il ne dessine pas il va souvent réfléchir à ses projets ou avoir des idées pour des illustrations. Il n’a pas le problème de ne pas avoir d’idées quand il se met au travail, « parce qu[‘il n’a] pas le temps de ne pas savoir quoi faire ». On devine un sentiment d’urgence dans cette formulation, qui je pense est partagé par beaucoup d’artistes qui n’en sont pas encore là où iels aimeraient être au niveau de leur carrière. Mais Serge arrive tout de même à consacrer une journée chaque semaine au « plaisir pur » du dessin, où il crée ce qui lui plaît sans chercher à produire quelque chose d’exploitable. Il me raconte que ses projets naissent toujours de ses carnets de croquis, et qu’au stade du croquis il n’y a pas de notion d’échec, de besoin de faire quelque chose de bien ; ils sont remplis de « plein de petites choses qui jaillissent sans enjeux », dont il extrait ce qui l’intéresse le plus pour ensuite les concrétiser dans des projets plus importants.

Par Serge Huguenin

Serge admet que ce qui l’aide également à continuer malgré les difficultés, c’est son rapport « un peu névrosé » au travail. Il ressent le besoin de faire des choses pour contrer l’impression que tout est très lent et que rien ne marche, et ça a un côté rassurant de « cocher des cases » sur sa liste de choses à faire, « comme un bon élève ». Mais il insiste sur le fait que c’est dur d’avoir cette endurance, et de devoir toujours tout faire par soi-même. On en vient à discuter de la figure de « l’artiste maudit » et de cette idée répandue que quand on choisit une carrière artistique, on doit forcément passer par une longue période de galère avant de réussir ; « comme si la contrepartie au fait d’être artiste et d’être libre dans son travail c’était de vivre dans la misère et la pauvreté ». Il parle de « [patienter] indéfiniment dans cette espèce d’antichambre où t’as deux jobs, où la moitié du temps ça marche pas et [où] t’es censé.e rassurer ta famille » pour décrire cette épreuve de patience et de résistance que les jeunes artistes semblent devoir subir avant « d’y arriver ». Bien sûr, il est normal que quand on commence à travailler tout ne soit pas facile dès le début, et ce peu importe le domaine ; c’est cependant beaucoup plus facilement admis et plus prononcé dans le domaine de l’art. Mais pour lui il n’y a pas de fatalité : ces difficultés sont plutôt les conséquences d’un système qui favorise la précarité des jeunes artistes, et qui s’appuie sur la répétition d’histoires comme celle de Van Gogh, dont on se sert pour faire des généralités. Car si on part du principe que les artistes vont forcément avoir du mal à vivre correctement, alors on ne cherche pas de solutions concrètes pour les aider. Le statut d’artiste-auteur notamment est peu connu, à la fois par les politicien.ne.es qui ne s’y intéressent pas et ne cherchent pas à le faire évoluer, mais aussi par les artistes elleux-même. Et il est compliqué de devoir à la fois travailler sur ses projets, chercher des moyens de gagner de l’argent, et d’en même temps trouver du temps pour s’impliquer dans les syndicats pour comprendre « les rouages du système ».

En résumé, Serge a un rapport particulier au dessin puisque pour lui c’était un moyen de « devenir quelqu’un » et d’éviter le harcèlement. Il s’impose donc beaucoup d’injonctions à produire et à « tout faire bien comme il faut » pour réussir ; mais il a également conscience du fait que c’est lui-même qui s’impose ces standards et sait qu’en réalité, il n’est pas nécessaire d’avoir du succès pour avoir de la valeur en tant qu’individu. Cependant, il y a quelque chose d’universel dans le lien qu’il fait entre son travail et sa vision de lui-même, et beaucoup se retrouvent face au même dilemme : se professionnaliser veut dire avoir besoin que ce que l’on crée plaise, et donc devoir se confronter à des critiques et des refus qui peuvent grandement affecter son estime de soi. Et choisir de ne pas vivre de son art revient à accepter d’exercer un autre métier qui, peut-être, ne nous plaira ou ne nous épanouira pas autant. C’est un équilibre qui est dur à trouver, que l’on soit artiste ou non.

Retrouvez Serge sur Instagram @je_passerai_chez_serge.

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