Judith Sévy
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Pour moi l’entretien de Judith était un peu particulier, puisque je la connaissais déjà auparavant : ces dernières années nous nous sommes croisées et recroisées, à différents endroits et à différentes époques. J’étais donc curieuse de connaître son parcours et d’en apprendre plus sur elle et son travail.
Judith est une artiste polyvalente : elle pratique l’illustration, la gravure, la sérigraphie, et a étudié le graphisme. Mais aujourd’hui c’est majoritairement son travail de photographe qu’elle présente, étant à son compte depuis septembre 2021. Ses photographies, réalisées uniquement en argentique, dépeignent un univers onirique où les fleurs sont omniprésentes. Que ce soit en noir et blanc ou en couleur, ses portraits dégagent souvent une certaine douceur qui nous invite à imaginer l’histoire qui se cache derrière.
Quand je lui demande pourquoi elle a choisi de se consacrer principalement à la photo plutôt qu’au dessin, elle m’explique d’abord que les encouragements de son entourage, que ce soit ses parents, ses ami.e.s ou bien via les réseaux sociaux, y ont grandement contribué. Ce sont ces retours positifs qui lui ont permis de se rendre compte que ses photos étaient intéressantes, voire même avaient quelque chose en plus par rapport à son travail d’illustratrice. Puis elle ajoute « je suis plus confiante dans mon boulot de photographe. Même quand je me compare aux autres, je trouve que mon boulot est bien ». Dans un domaine où l’on est beaucoup à douter de nous et à avoir du mal à dire du positif de ce qu’on crée (surtout lorsqu’on est une femme), c’est agréable de l’entendre parler avec autant de confiance et de lucidité de son travail, et affirmer qu’elle le trouve bon. Elle a conscience de ses compétences en photo, là où elle estime ne pas avoir tout à fait le niveau qu’elle souhaiterait en dessin. Et même si elle dit « préférer un poil plus le dessin » et se représenter ses idées d’abord en illustration, elle les réalise plutôt en photo car elle se sent plus à l’aise d’un point de vue technique et sait qu’elles rendront mieux. C’est donc assez naturellement que la photo s’est imposée à elle comme technique de prédilection.
Par Judith Sévy
Même si elle pratique la photographie depuis qu’elle a environ 8 ans - à la fois parce que son père, ancien journaliste, fait de la photo, et grâce aux ateliers organisés par l’un de ses instituteurs en primaire -, Judith n’a pas toujours eu autant confiance en son travail. Lorsqu’elle évoque les difficultés qu’elle a pu rencontrer pendant son parcours (qu’elle décrit comme « un peu un parcours de loser »), ce qui ressort tout de suite c’est son passage, juste après le lycée, à l’ENCAL (l’École Cantonale des Arts de Lausanne). En 2012, elle y commence une année préparatoire dans le but d’intégrer par la suite la section cinéma. Elle a notamment des cours de photo, mais ça se passe mal ; elle n’a que des retours négatifs de ses profs, qui n’essaient pas de comprendre son travail et se contentent de lui dire que ses photos « ne vont pas ». Ces remarques vont la décourager et la convaincre que ses images ne seront jamais assez bonnes, et il lui faudra du temps pour réussir à dépasser ces idées sur elle-même qu’on lui a imposé. C’est notamment pour cette raison qu’après son année préparatoire, qui s’est soldé par un refus de sa demande d’intégrer la section cinéma, elle a choisi de se diriger vers un BTS design graphique plutôt que de se tourner vers la photographie. Elle m’explique avec frustration qu’elle s’est sentie incomprise pendant sa prépa et qu’elle ne comprend pas pourquoi ses profs n’ont pas cherché à lui donner de vrais conseils ou à l’orienter vers quelque chose qui lui correspondait mieux (comme par exemple la photographie argentique, puisqu’à l’époque elle montrait déjà de l’intérêt pour la réparation d’appareils anciens).
L’autre aspect qui a bloqué – et bloque encore- son avancée dans le monde de la photo et de l’art, c’est tout simplement l’argent. A la fois car les écoles d’art coûtent chers (ce qui explique aussi son choix de se diriger vers un BTS de design graphique, moins long et moins onéreux qu’un cursus de photo par exemple), mais aussi car gagner assez d’argent pour vivre quand on se lance dans une carrière artistique est compliqué. Avant de commencer à travailler à temps plein en tant que photographe, Judith a travaillé 3 ans dans la vente ; cela lui permettait de vivre correctement, mais évidemment elle n’avait plus assez de temps et d’énergie à consacrer à ses projets photos. Elle m’explique : « soit tu peux suivre financièrement et t’as pas de temps, soit tu ne peux pas suivre financièrement et t’as du temps ; et je n’arrive jamais à concilier les deux ». Pour l’instant son activité de photographe n’est pas suffisante, et elle a donc décidé de se former dans un autre domaine qui lui permettra de s‘assurer un revenu plus stable et confortable tout en continuant à prendre des commandes et en consacrant ses week-end à la photo.
Au-delà de ces problématiques matérielles, j’ai voulu savoir s’il lui arrivait d’être démotivée par un manque d’inspiration, par la peur que son travail ne soit pas assez bon ou ne plaise pas. Mais pour elle il est facile de se motiver et d’avoir des idées, même pour des projets personnels, et elle a maintenant suffisamment confiance en son travail pour ne pas redouter qu’il ne soit pas à la hauteur. Bien sûr, il lui arrive de craindre lors d’un travail de commande de ne pas réussir à cerner l’univers du.de la client.e et que le résultat ne lui convienne pas, mais elle sait que si ses photos ne plaisent pas, c’est une question de goût et que ça ne vient pas de la qualité de ce qu’elle fait. Elle me donne notamment l’exemple d’une commande de portraits qu’elle a réalisé, dont le résultat ne plaisait pas à la cliente. Mais celle-ci n’a pas remis en cause le travail de Judith, et elles sont arrivées à la conclusion que si ça ne lui convenait pas, c’était peut-être plutôt parce qu’elle n’arrivait pas à encore à bien communiquer à Judith ce qu’elle voulait, que pour l’instant leurs univers « n’arrivaient pas à entrer en symbiose ». Judith ajoute que même si cela l’a beaucoup questionné, elle a fini par admettre que « peut-être le problème ce n’est pas toujours [elle] », que ce n’était ni de sa faute ni de celle de sa cliente si pour l’instant ça ne fonctionnait pas.
Par Judith Sévy
Globalement, Judith est entourée de personnes qui ont un œil bienveillant sur ce qu’elle fait ; par exemple montrer son travail sur les réseaux sociaux n’est pas une source d’angoisse ou une pression pour elle. C’est plutôt quelque chose qui la porte, car cela lui permet de se rendre compte qu’il est apprécié. Celleux qui la suivent sont enthousiastes et n’hésitent pas à partager son travail ou à le commenter, ce qui lui a permis de rencontrer pas mal de gens qu’elle suit et dont elle soutient le travail à son tour : « on se nourrit un peu les uns les autres, on s’explique les procédés et les technique ». Avoir autour d’elle des personnes créatives la motive, et surtout pour elle l’entraide est primordiale. C’est particulièrement important dans le domaine de la photo argentique, où elle a pu constater que beaucoup de connaissances étaient détenues par des hommes qui ne veulent pas partager ce qu’ils savent, notamment avec les personnes qu’ils perçoivent comme femme : « sur les groupes de réparation d’appareils photo, quand t’es affichée meuf on te parle pas du tout de la même façon que quand t’es affiché mec ». A chaque fois qu’elle a cherché des conseils, elle a été soit ignorée, soit traitée avec condescendance ; or, pour elle il est important que toutes ces connaissances soient partagées et transmises si on veut que la photo argentique perdure. Elle ajoute : « s’il n’y a pas de mise en commun du savoir, la photo argentique c’est un truc qui va mourir ».
Le sujet des réseaux sociaux m’entraîne forcément vers la question de comment gérer ce flux de photos très important auquel on est exposé.e, surtout quand on est soi-même un.e créateur.rice d’image. Judith m’explique que ça lui arrive parfois de se comparer à d’autres personnes, mais qu’elle essaie de désamorcer ces comportements un peu toxiques : plutôt que de se dire qu’elle n’est pas assez bonne, elle préfère se dire « je n’ai pas encore ce niveau mais je vais y arriver ». Quand je lui demande si le fait que des personnes plus jeunes qu’elle fassent des choses qu’elle considère comme « meilleures » ou rencontrent plus de succès peut l’affecter, elle me répond que cela lui pesait avant. Mais maintenant elle trouve ça « trop cool » de les voir réussir : « je préfère être potes avec eux qu’en concurrence avec eux ». Pour elle, chacun.e va à son rythme, et c’est important de prendre son temps : ne pas être reconnu.e maintenant ne veut pas dire qu’on ne le sera jamais. C’est cet optimisme qui lui a permis de finir par dépasser l’expérience négative que fût son année préparatoire, d’oser se lancer à son compte, et surtout de continuer à garder confiance en ce qu’elle fait. Ce que j’ai trouvé motivant en écoutant Judith, c’est qu’elle arrive à faire la part des choses et à relativiser le fait que pour l’instant elle ne vit pas uniquement de son travail de photographe, sans pour autant le remettre en cause ou le dévaloriser, ou se dire qu’elle n’y arrivera jamais.
Ainsi, même si elle a mis du temps à s’assumer comme photographe alors qu’elle pratique depuis de nombreuses années, même si elle n’a pas forcément pu faire les études qu’elle voulait, elle sait que ça ne conditionne pas son travail ou le reste de sa carrière. Pour elle, « ce n’est pas une fatalité d’avoir un parcours de loser ». Et le cursus scolaire ne fait pas tout : même si les écoles d’art sont souvent présentées comme une chance à ne pas manquer, une manière de devenir un.e artiste accompli.e en seulement 2 ou 3 ans, en réalité ce n’est qu’une partie du chemin. Chacun.e y prend ce qu’iel a à y prendre mais l’apprentissage ne s’arrête pas lorsqu’on obtient son diplôme. Judith conclue : « J’ai peut-être un chemin différent, je prends peut-être plus mon temps, mais il y a des personnes qui sortent de [l’ENCAL] qui trouvent pas de boulot non plus : au final on se retrouve tous dans le même bac ».
Retrouvez Judith sur instagram @judithsevy_ pour son travail de photographe et @foulesantementale pour ses illustrations.
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