Chicky
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Chicky est une artiste polyvalente : son travail s’articule autour des « fishdicks », des créatures qu’elle a imaginées et qu’elle décline sur de nombreux supports. Ces sirènes inversées – poissons colorés dotés de jambes humaines et d’un pénis - se retrouvent sous forme de stickers, de sculptures de rue, ou encore brodées sur des vêtements.
Les fishdicks (littéralement « poisson-bite ») ont été créés en plusieurs étapes : tout part d’un dessin que Chicky réalise pour faire rire un de ses amis, sur lequel ce personnage apparait. L’idée lui plait, et elle la garde dans un coin de sa tête en attendant de trouver la bonne manière de l’utiliser. Lorsqu’elle arrive à Lyon en 2019, quelques années plus tard, elle finit par trouver un moyen de concrétiser ce projet : le street-art. Originaire de Rennes, elle me raconte qu’elle a découvert à Lyon une vision particulière du street-art qu’elle n’avait jamais vue auparavant. Plutôt que de peindre de grandes fresques, certain.e.s artistes préfèrent réaliser de petites œuvres qui se cachent un peu partout dans les rues de la ville, particulièrement dans le quartier de la Croix-Rousse. Cette démarche lui parle beaucoup, car pour elle cela crée une connexion avec les quelques personnes qui vont voir ces œuvres plus discrètes. Elle décrit le street-art comme un medium « généreux », car ce qui est dans la rue appartient à tous.tes et tout le monde peut y accéder.
Après avoir essayé la peinture au pochoir pour réaliser ses fishdicks, Chicky se tourne finalement vers le moulage en plâtre, une technique qu’elle découvre grâce à l’artiste Zorm. Ce procédé lui permet d’atteindre un niveau de précision meilleur qu’à la bombe, mais aussi d’être plus rapide : elle préfère passer du temps dans son atelier à peaufiner son moulage et n’avoir qu’à le coller dehors, plutôt que de devoir tout réaliser directement dans la rue comme dans le cas d’une peinture. Depuis 2021, elle réalise également des « produits dérivés » autour de ses poissons, sous forme de stickers, de prints, de broderies sur vêtements. Chicky fait partie de l’équipe du festival Peinture Fraîche, un festival de street-art lyonnais ; en travaillant au festival, elle a réalisé que le merch était une bonne façon d’accompagner le travail d’un.e artiste, notamment lors qu’iel fait de l’art de rue : en effet, l’une des limites de cette pratique est qu’on ne peut pas se « l’approprier », puisque même si certain.e.s récupèrent des œuvres accrochées dans la rue pour les ramener chez elleux, le but du street-art est généralement que les créations restent là où elles ont été mises pour que tout le monde puisse les voir. Avoir des produits dérivés permet ainsi aux spectateur.ice.s de ramener un petit bout d’art chez elleux.
Par Chicky
Chicky a donc pris le temps de mûrir son projet et de trouver la forme qui correspondait le mieux à ce qu’elle voulait transmettre. Lorsque je discute avec elle, elle mentionne plusieurs fois l’importance, quand on est artiste, de réfléchir à ce que l’on souhaite créer, à ce que l’on veut dire et comment ; de se questionner sur ce que l’on fait, en somme. Elle me raconte que pendant sa 3ème année de fac d’arts plastiques, elle est partie en Erasmus à Dublin ; là-bas, elle a remarqué que les autres étudiant.e.s avaient globalement un travail plus abouti et plus personnel qu’en France, car leurs professeur.e.s les poussaient à analyser en profondeur leur pratique (ce qui était facilité notamment par le petit nombre d’élèves). Elle a l’impression que pendant ses deux premières années de licence, on lui demandait de répondre à des problématiques plastiques plutôt que de vraiment développer ses propres travaux. Pendant cette année d’Erasmus, elle a donc passé une partie de son temps à encadrer les projets de ses ami.e.s en les aidant à organiser des expositions, à rencontrer des gens…ce qui lui a permis de se rendre compte que c’était quelque chose qui lui plaisait et dans lequel elle se sentait à l’aise, et l’a donc poussée à se diriger vers un master de diffusion de la culture après sa licence.
Au fil du temps, les fishdicks ont acquis une plus grande signification. Pour Chicky, ils sont une façon de questionner les stéréotypes de genre mais aussi, par leur présence dans la rue, de légitimer la place de la féminité dans l’espace public et d’affirmer qu’il appartient à tous.tes. Cependant, même s’ils ont un aspect politique et militant, Chicky ne tient pas à ce que ça soit la seule signification qu’on associe à son travail. En effet, elle a mis du temps à parler ouvertement de ce que les fishdicks représentaient pour elle, car elle voulait d’abord que les spectateur.ice.s s’interrogent et développent leur propre interprétation : « je veux que les gens réagissent et qu’ils réfléchissent ». Pour elle, à partir du moment où l’œuvre est dans l’espace publique, le point de vue de celleux qui regardent est plus important que celui de l’artiste, d’autant plus que contrairement à une galerie ou un musée, dans la rue il n’y aucune information qui contextualise et explique une œuvre. Elle considère qu’il n’y a pas de bonne ou de mauvaise interprétation de son travail, et elle tient à « laisser la place » aux visions des autres.
L’échange et le partage sont des notions importantes pour Chicky ; c’est notamment pour cela qu’elle est membre de l’association Artambouille. Fondée par son amie Pauline Soumet, Artambouille est une association qui reprend le principe des « ruches d’art », des lieux proposant des ateliers de création libres avec du matériel mis à disposition. Ici, les bénévoles qui encadrent l’atelier ne sont pas là pour expliquer aux participant.e.s comment faire ou donner leur avis sur ce qu’iels créent, mais simplement pour les soutenir et partager un moment de créativité avec elleux sans les juger. Chicky m’explique que « comme le street-art, c’est la générosité du truc qui m’émeut » ; elle aime le fait que cet espace permette aux gens de venir créer, et leur donne l’opportunité de faire quelque chose que peut-être iels n’arrivent pas ou ne peuvent pas faire chez elleux.
Par Chicky
Par le biais de son travail au festival Peinture Fraîche, Chicky côtoie régulièrement des artistes professionnel.le.s. Lorsque je lui demande si c’est un choix de sa part d’avoir un travail salarié à côté de son activité artistique ou si au contraire elle aimerait être artiste à temps plein, elle me répond qu’elle n’a pas encore la réponse à cette question. A l’heure actuelle elle n’a pas la notoriété nécessaire pour vivre uniquement de ses créations, cependant elle ajoute : « tous les aspects [de la vie d’artiste] ne m’intéressent pas forcément ». Notamment car vivre de sa pratique demande énormément de travail, et de produire « des trucs extraordinaires » qui sont chaque jour meilleurs que la veille. Elle précise également que son travail de production artistique et d’accompagnement d’artistes dans le cadre du festival lui apporte beaucoup et lui donne « énormément d’énergie créative » : « Je vois des gens formidables tous les jours, qui créent des choses incroyables et qui sont assez gentils et généreux pour me présenter leur pratique […] et qui ont aussi assez de curiosité pour m’écouter quand je parle de mon projet ». Actuellement, cet équilibre entre son travail personnel et son travail salarié lui convient, notamment car ce dernier reste dans le domaine de la création et n’est pas un travail uniquement alimentaire. Et ne pas dépendre financièrement de ce qu’elle crée lui enlève un poids et lui offre une plus grande liberté. Cela lui permet de ne pas se mettre la pression quant à ce qu’elle produit : si elle n’a pas envie de créer un jour, ou si elle n’arrive pas à concrétiser un projet qu’elle avait en tête aussi vite qu’elle le souhaite, ce n’est pas grave. Elle qui s’intéresse à beaucoup de choses – la musique notamment a également une place importante dans sa vie - a appris à accepter le fait qu’elle ne pouvait pas tout faire en même temps, et que son travail en tant que Chicky devait rester avant tout quelque chose qu’elle fait par plaisir. Comme le festival ne l’occupe qu’environ 6 mois par an, elle peut organiser une grande partie de ses journées comme elle le souhaite, et ainsi s’écouter pour prioriser son bien-être. Elle précise que cela lui a pris du temps avant de réussir à ne pas culpabiliser de ne pas toujours créer, mais elle a réalisé, notamment en parlant avec ses ami.e.s, que toutes les choses qu’elle voyait comme « pas productives » (sortir, faire le ménage…) étaient utiles et lui permettaient d’avoir un certain équilibre.
Je demande à Chicky si, lorsqu’elle a commencé à montrer ses travaux, elle a eu parfois le sentiment de ne pas être légitime, ou que ses créations n’étaient pas assez bonnes. Elle me répond que oui, mais que comme dans le monde du street-art l’anonymat est souvent de mise, au début personne ne savait que c’était elle qui se cachait derrière son pseudonyme, ce qui créait une certaine distance. Sa confiance s’est donc construite petit à petit, jusqu’à ce qu’elle arrive à se présenter en tant que Chicky sans aucun souci. Elle ajoute que pour se détacher de ce sentiment d’illégitimité, il est utile de se rappeler qu’à notre époque, quasiment tout a déjà été créé ; l’art n’a pas connu de renouveau majeur tel que cela a pu être le cas au début de l’art abstrait ou de l’impressionnisme par exemple, où les artistes réinventaient et interrogeaient les limites de la pratique artistique. Pour elle, c’est en quelque sorte un luxe : dans ce contexte, ce n’est pas grave de faire des choses qui ne sont pas totalement innovantes ou révolutionnaires. Ainsi, on peut se concentrer sur ce que l’on veut vraiment créer, et prendre le temps de se questionner sur son propre travail. On retrouve mise en avant l’idée d’intention déjà évoquée plus haut ; Chicky me cite l’autrice Fran Lebowitz, qui écrit : « Think before you speak, read before you think » (« Pense avant de parler, lis avant de penser). Chicky insiste sur l’importance, pour un artiste, de s’éduquer avant de créer, de réfléchir à son projet et son message, et de se questionner sur ce qui l’influence. Elle ajoute également qu’elle trouve ça nécessaire de garder pour soi une partie des choses qu’on produit, car c’est une façon de prendre du recul sur ce que l’on fait, ainsi que de comprendre ce que l’on est et ce que l’on veut montrer.
Pour conclure cet entretien, nous évoquons les enjeux de représentation des artistes femmes, un sujet dans la continuité des convictions féministes que Chicky défend avec les fishdicks. Elle me parle de sa colère par rapport à la façon dont on a tendance à mettre les artistes appartenant à une minorité dans une catégorie à part sous prétexte de les mettre en avant. Elle voit ça comme une « facilité de communication » de se contenter par exemple de créer une section « spéciale femmes » dans une exposition au lieu de simplement les intégrer à la programmation principale, alors que ce sont des artistes au même titre que les hommes. Pour elle, il y a un côté infantilisant et décrédibilisant dans le fait de systématiquement souligner ce genre de différences, comme si réussir à être une artiste malgré qu’on soit une femme était quelque chose d’incroyable qu’il fallait à tout prix mentionner. Bien sûr, selon le travail de la personne ou le contexte il peut être pertinent de mentionner son genre, son orientation sexuelle, sa couleur de peau…et il est important de souligner qu’être un homme cisgenre hétérosexuel apporte de nombreux privilèges qui facilitent la réussite. Mais les femmes (et les autres minorités) ne sont pas là pour servir de « caution d’inclusivité », pour donner l’illusion qu’on s’intéresse aux questions de représentation sans aller plus loin dans la réflexion et l’engagement politique. Chicky ressent une certaine frustration car elle a l’impression qu’on ne s’intéresse pas au travail des femmes si on ne souligne pas obligatoirement leur genre. Elle termine en affirmant : « de toujours communiquer sur la différence, ça ne nous fait pas avancer ».
Retrouvez Chicky sur Instagram @chicky_art_.
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