Rose Croco
Temps de lecture : 10-12 min.
Claire, alias Rose Croco, est illustratrice et tatoueuse. Dans son travail, animaux mignons et motifs fleuris côtoient des monstres intrigants, des papillons à visage humain et des angelots au corps musclé. Ses illustrations aux couleurs franches mêlent l’expressivité d’un dessin animé loufoque à une forme de joie et de célébration de soi.
Après un bac d’arts appliqués à Marseille, Claire étudie l’illustration à l’école lyonnaise Émile Cohl pendant 6 ans. Elle se spécialise en « Éditions multimédias », une filière qui lui permet de découvrir différentes techniques numériques et traditionnelles, et obtient son diplôme en janvier 2019. À la fin de ses études, plusieurs opportunités s’offrent à elle ; en effet, suite à un job dating organisé par son école, des éditeur.ice.s lui proposent des projets qui l’enthousiasment et pourraient lui permettre de commencer à travailler. Cependant, lorsque vient le moment de les concrétiser, c’est silence radio du côté des maisons d’édition: elle n’a plus aucune nouvelle, et au final ces propositions n’aboutissent pas. Claire explique que le tournant a été « hyper difficile » à vivre car après s’être énormément investie dans ses études et avoir eu l’impression que sa carrière se lançait, elle s’est finalement retrouvée sans rien, avec la sensation de ne pas savoir « comment on fait ce métier ».
Finalement, le confinement de mars 2020 arrive, et pour Claire cela signifie plusieurs mois à alterner entre un poste dans un magasin de fournitures d’art, et des moments sans emploi pendant les périodes de restriction. Cependant, elle se rend compte petit à petit que même si son travail salarié lui plaît, cela lui demande beaucoup d’énergie et elle n’arrive pas à dédier du temps à sa carrière d’illustratrice en parallèle. Ainsi, elle décide de ne pas renouveler son contrat en septembre 2021, pour pouvoir se concentrer à nouveau sur ses projets artistiques. Mais plutôt que de recommencer à démarcher des éditeur.ice.s ou à chercher des contrats d’illustration, Claire choisit de se lancer dans un apprentissage de tatouage, un domaine qui la passionne depuis ses 16 ans ; travailler en tant que tatoueuse lui permettrait d’être en contact direct avec ses client.e.s, ainsi que d’avoir des revenus plus réguliers que si elle devait par exemple compter sur l’avance d’une maison d’édition.
Par Rose Croco
Bien que pour l’instant elle ne vive pas de son travail créatif, Claire veut « essayer à fond » et profiter de la chance qu’elle a de pouvoir suivre cette envie. Elle ajoute avoir conscience d’être privilégiée, et que tout le monde ne peut pas se permettre de faire des études d’art ou d’essayer de devenir artiste. Depuis qu’elle a commencé à tatouer, elle est confrontée à la saturation du marché lyonnais, puisque le nombre de tatoueur.euse.s a explosé après le confinement. Et même si elle se réjouit que grâce à ça le monde du tatouage se soit diversifié, cela a forcément un impact sur les prix et la concurrence. Elle a conscience que le contexte joue beaucoup dans la réussite d’un artiste et que c’est un métier difficile, et même pendant ses périodes de doute elle ne remet pas en cause son travail ou l’importance que le dessin a pour elle. Pour l’instant, elle choisit de se laisser le temps d’essayer et si jamais elle doit à un moment changer ses plans, par exemple en cherchant une autre source de revenu, cela ne veut pas dire que l’art doit quitter sa vie. C’est simplement que ce n’est pas ce qui lui permet de gagner de l’argent pour l’instant. Elle explique cependant que « c’est dur de renoncer à cette vie trop chouette qui a toujours l’air très très proche mais en même temps pas assez pour que tu te sentes bien matériellement ». Elle garde tout de même une approche pragmatique des choses et ajoute « à un moment, si je continue à donner la même quantité d’énergie, non seulement je me mets en danger matériellement mais en plus je me mets en échec constant par rapport à une pratique que j’aime profondément ».
L’instabilité financière reste donc particulièrement dure à gérer et est une source de frustration et de découragement ; Claire ne s’attendait pas, quand elle a fini ses études, à se retrouver 4 ans plus tard dans une situation professionnelle aussi difficile et instable. Pour elle, si les artistes sont aussi mal payé.e.s c’est en partie à cause d’un manque de considération pour les professions artistiques ; l’art est « essentiel », et pourtant on ne s’intéresse pas à la question de la rémunération des artistes. Elle pointe notamment du doigt le monde de l’édition, dans lequel de plus en plus d’illustrateur.ice.s et d’auteur.ice.s dénoncent l’injustice du système des avances et de la répartition des recettes de vente d’un ouvrage, où celleux qui le créent et sans qui le livre n’existerait pas sont les moins bien rémunéré.e.s. Pour s’en sortir, les artistes ont ainsi le choix entre enchaîner les projets et produire énormément, ou bien avoir un autre travail en parallèle. Elle ne comprend pas « pourquoi on ne peut pas vivre de notre métier alors que ça nous prend des heures et des heures et des heures ?!»
L’évolution des réseaux sociaux joue aussi en défaveur des créateur.ice.s. Claire prend l’exemple d’Instagram, qui il y a quelques années était encore un bon moyen pour un.e artiste de montrer et faire connaître son travail, et de se créer une communauté. Désormais, l’application met en avant les contenus divertissants et la vidéo, ainsi que les publications qui, en quelque sorte, répondent aux codes de la publicité : des personnes belles, minces, avec une attitude séduisante…au détriment du travail militant et des personnes plus marginales. Dans ces conditions, Instagram n’est plus un outil car cela pousse les artistes à produire du contenu spécifiquement pour la plateforme s’iels veulent que leur travail soit vu, le tout sans être rémunéré.e et selon des règles changeantes qui ne s’accordent pas forcément avec ce qui leur plaît ou ce qui intéresse leur public. Claire trouve tout de même de la satisfaction à être présente sur les réseaux, notamment car cela lui permet d’interagir avec sa communauté, d’en savoir un peu plus sur les personnes qui la suivent et de partager des informations sur certains sujets politiques importants pour elle. Mais cela reste une entité aux règles floues et difficiles à comprendre auxquelles elle n’a pas envie de se soumettre sans réserve.
Par Rose Croco
Claire m’explique que même si cela lui arrive d’être influencée par les exigences des réseaux sociaux et de vouloir adapter ses dessins ou son style à ce qui y est populaire, elle essaie de s’en empêcher ; à la fois parce qu’elle n’a pas envie de se « plier en quatre » et d’avoir l’impression de créer « pour Instagram » en s’éloignant de ce qui est important pour elle, mais aussi parce qu’elle a du mal à dessiner des choses qui ne lui plaisent pas complètement. Même si elle reconnaît qu’en tant qu’artiste, il est normal parfois de devoir rendre son style un peu plus consensuel ou de s’adapter à un commanditaire et qu’elle a appris à le faire, dans les faits les dessins qu’elle réalise en se mettant la pression par rapport aux réseaux sociaux sont généralement ceux dont elle est le moins satisfaite. Elle garde en tête ce conseil qu’on lui a donné pendant ses études : mieux vaut ne pas montrer des travaux que l’on aime pas, car alors on risque de se retrouver embauché pour faire quelque chose qui ne nous plaît pas. Claire ajoute : « c’est trop con d’avoir passé ma vie à étudier l’art si c’est pour faire des trucs que j’aime pas au final juste pour bouffer ». Ainsi, elle préfère se concentrer sur ce qu’elle prend vraiment plaisir à créer, quitte à devoir trouver un autre moyen de gagner de l’argent si besoin.
Tout au long de notre discussion, Claire aborde plusieurs des sujets évoqués sous un angle politique. Pour elle, quand on est une personne queer ou que l’on appartient à une minorité, on est obligé.e de voir les choses de manière politique, car on est confronté.e à des discriminations systémiques qui finissent forcément par nous faire réagir. Ces expériences vont potentiellement nourrir notre travail, et nous donner envie de faire changer le milieu dans lequel on évolue. C’est important pour elle de s’entourer d’artistes qui ont des valeurs proches des siennes, car cela lui permet de partager et d’enrichir ses réflexions sur le contexte politique de l’art et de la création, ainsi que de mettre en place avec elleux des projets artistiques militants et engagés. Créer dans un monde capitaliste et en crise lui parait un peu vain parfois ; cependant, elle ajoute que cette problématique du sens du travail dans notre société est, au final, une question à laquelle nous sommes tous.tes confronté.e.s peu importe notre métier.
A l’heure actuelle, Claire envisage de donner des cours d’arts en plus de son activité d’artiste, non seulement pour avoir une source de revenu supplémentaire, mais aussi parce qu’elle aime l’idée de pouvoir transmettre et donner des conseils ; elle aimerait notamment aider d’autres personnes à dépasser leurs blocages et la peur de « mal faire », car pour elle « il y a toujours un truc à faire qui est chouette avec ce que tu as envie de montrer ». Elle affirme également que ce n’est pas parce qu’une idée ou un sujet a déjà été traité par d’autres personnes qu’on ne peut pas le réexplorer, et qu’il y a toujours quelque chose de nouveau ou d’un peu différent à y apporter. Elle me parle notamment de thèmes qui reviennent beaucoup sur Instagram et qui sont souvent associés à une certaine idée de l’illustration « féminine » : des choses mignonnes, des portraits de femmes, des fleurs…et dont elle ne savait pas si elle avait vraiment envie de les exploiter aussi car ils lui paraissaient redondants. Au final, elle s’est rendue compte que sa réticence ne venait pas des thèmes en eux-mêmes, mais plutôt du fait qu’ils ont été repris à outrance par des hommes cis, qui généralement objectifient les femmes dans la façon dont ils les représentent. A contrario, lorsqu’une artiste femme s’intéresse à ces sujets, son regard est totalement différent. Ainsi, elle a petit à petit dépassé le jugement qu’elle avait sur ce style d’illustration et a pris conscience que si certaines artistes se « limitent » à ça, c’est tout simplement parce que c’est ce qui leur plaît. Et au final, le plaisir que l’on prend à créer quelque chose est plutôt une bonne justification à l’art, tant que ce n’est pas au détriment d’autrui.
Retrouvez Claire sur Instagram @rose.croco ainsi que chez Faux Départ, le salon où elle tatoue.
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